Une faible luminosité éclaire la pelouse. La neige se fait désirer et quelques noisetiers profitent du redoux pour déployer leurs chatons. Pour autant, peu d’activités à signaler malgré la relative douceur de ce matin de janvier : une corneille noire se dandine dans un pierrerier, le vent dans les branches nues des rares arbres qui poussent ici. Le promeneur a beau s’arrêter pour écouter, pour voir ou pour sentir, il ne parvient pas à détecter d’autres mouvements, d’autres émissions sonores ou olfactives. Il est seul au milieu de ce paysage qui révèle l’âpreté des lieux : les nuances de gris, celles des roches délavées du Bathonien et des quelques troncs des chênes pubescents, du brun de leur feuillage desséché et marcescent, les jaunes et les verts des herbacés usées par l’automne... Ici, lorsqu’elle est recouverte, la roche n’est qu’à quelques centimètres, simplement masquée par un sol maigre et poussiéreux. L’eau ne fait jamais que passer. Elle s’écoule dans la pente et les fissures du karst, s’évapore au moindre rayon de soleil ou s’envole avec les vents cinglants qui remontent de la vallée. Naitre ici ne tient nullement du hasard, il faut avoir des bonnes raisons et être dotés de toutes les qualités requises. Les espèces qui y sont recensées sont souvent exceptionnelles, au sens ou, à force de spécificités, elles ne s’accommodent pas des autres milieux. Les pelouses sèches sont des milieux très prisées par les naturalistes qui leur confèrent une aura particulière. Elle est méritée. Orchidées et autres plantes xérophiles s’y trouvent avec leurs cortèges de pollinisateurs et parasites, oiseaux des milieux ouverts et arides lançant des ritournelles entendues nulle part ailleurs, reptiles verts, bleus, jaunes… Criquets, sauterelles et papillons s’y montreront généreusement, à tour de rôle, dès les derniers jours de l’hiver et jusqu’à tard à l’automne.
Mais rien de cela pour le moment. Le promeneur décide de continuer son chemin, convaincu désormais qu’il ne fera pas de rencontre ici. Il s’apprête à regagner la forêt lorsque là, sous une épine blanche, quelque chose réactive son attention. Une grosse plante étalée, aux rameaux dressés verts clairs qui contrastent avec les couleurs ternes de ce jour sans soleil. Presque un sémaphore. Il se dit que cette plante a sans doute de quoi assouvir son besoin de curiosité quotidien. Effectivement. Au milieu de l’hiver, cette plante étrange présente l’originalité d’être déjà en fleur.
Au bord du chemin, difficile de rater l’Hellébore fétide, Helleborus foetidus. On la trouve sur le calcaire, pas forcément à la recherche de chaleur, elle pousse plutôt dans les sous-bois frais, un peu à l’ombre. Ce dont elle a besoin, c’est d’un sol sec et rocailleux. Impossible de la confondre, elle fait partie de ces espèces qu’il suffit d’avoir identifié une fois pour la reconnaitre ensuite sans hésitation, son épanouissement hivernal et son allure caractéristique permettent à coup sûr de la distinguer de toutes les autres espèces poussant dans la région.
Comme il n’est pas question de description fastidieuses et obscures, il suffira ici de dire que, parmi les nombreux noms vernaculaires dont elle a été baptisée, le plus parlant est sans doute « pied de griffon », en référence à la forme de ses feuilles glauques sombres, constituées d’un grand nombre de segments lancéolés réparties le long d’un fer à cheval cramoisi qui font penser à la patte d’un animal fantastique. Ces feuilles se développent directement sur la tige et restent vertes toute l’année et tant qu’elles sont fonctionnelles. En se flétrissant, elles prennent une teinte marron violet et restent accrochées longtemps à une tige devenue presque ligneuse. Au-dessus de ces feuilles, tous les organes de la plante sont uniformément verts clairs tirant sur le jaune. Tous les organes, c’est à dire tige, feuilles engainantes terminées par cinq petits lobes, bractées larges, pédoncules et fleurs en clochettes formées de cinq sépales et de cinq pétales qui s’ouvrent dès les premiers jours de janvier.
Sa floraison précoce n’est pas sa seule singularité. Seulement, comme il faut être soit un observateur très attentif soit un insecte pour s’en rendre compte, les autres aspects remarquables de cette plante sont peu connus.
Un pied d’hellébore fétide vivra en moyenne six ans. Le plus souvent il fleurira une première fois à son cinquième hiver et une seconde fois l’hiver suivant, puis il mourra. Il faut de la patience à l’Hellébore pour se reproduire. Et une fois en fleur, il faudra faire preuve de pas mal d’astuces pour être pollinisée à une période où les insectes ne sont pas légion. Parmi ceux qui la visitent aussi tôt, on observe quelques diptères : surtout des mouches et des syrphes qui, attendant patiemment le printemps, ne dénient pas une petite rasade de nectar de temps à autres ; ainsi que de très rares hyménoptères : des abeilles à miel très motivées et plus au sud, des reines bourdons…
Pour séduire et attirer ce cercle très restreint de petits passeurs de pollen, la plante s’est faite généreuse. Elle fleurie pendant plusieurs semaines et chacune de ses très nombreuses fleurs reste ouverte environ vingt jours, produisant en continu une grande quantité de nectar. Le rameau frais de l’Hellébore vert-jaune très clair, permet aux insectes de repérer la plante de loin. Une fois sur place, un petit liseré rouge cerclant l’entrée de la fleur féconde guide l’insecte vers les nectaires généreux où une surprise attend l’animal courageux. La température dans la corolle peut être supérieure de 2 ou 3 degrés par rapport à l’extérieur. C’est l’effet d’une levure qui se nourrissant du nectar, provoque l’augmentation de la température dans la corolle de la fleur. Les petits pollinisateurs trouvent là un gite chauffé, les plus gros de quoi se réchauffer les mandibules. Avec autant à offrir et presque pas de concurrence, les rares insectes qui se risquent à sortir n’ont qu’une idée en tête, trouver les Hellébores fétides.
Sur la pelouse grise, aucun autre pied d’Hellébore en vue. Plus bas peut-être, dans les fourrés, mais plus haut, jusqu’où l’œil porte, c’est-à-dire une cinquantaine de mètres, on n’aperçoit pas le petit étendard vert fluo. C’est le dernier aspect de la biologie de la plante qui retiendra notre attention ici. Il arrive que l’on rencontre des stations très fournies, mais il arrive également qu’un pied se trouve très loin du voisinage d’un autre pied. Comment la plante colonise-t-elle un nouveau territoire ?
Pour voyager, une graine a presque toujours besoin d’une aide extérieure. Quelques plantes se débrouillent toutes seules, mais elles sont plutôt rares. Le plus connu de ces moyens de transport est le vent. Qui n’a pas observé le vol tourbillonnant des samares des érables, soufflé sur une fleur de pissenlit ou jeté en l’air les « hélicoptères » des tilleuls ? Un autre moyen nous a été expliqué par Monsieur Newton : la gravité terrestre. Les fruits et les graines lourdes tombent au sol, sur la tête des scientifiques ou au pied de la plante mère voire plus bas dans la pente. L’eau est un mode de transport plus difficile à observer mais finalement assez commode à comprendre aux vues du nombre de plantes qui colonisent les uniquement les berges des rivières à partir d’un point et dans le sens du courant…
Or, dans le cas de notre Hellébore, aucun de ces transporteurs n’a pu faire le job.
La graine d’Hellébore utilise un mode de dissémination plus complexe appelé zoochorie, c’est-à-dire la dissémination des graines par les animaux. Et dans le cas de l’Hellébore, on parlera plus précisément de myrmécochorie, la dissémination des graines par les fourmis. C’est la dernière famille d’espèces impliquée dans la biologie des Hellébores fétides.
Les fourmis se nourrissent des graines, où plus précisément, d’une partie de la graine très riche en nutriment appelée élaïosome (elaios, huile ; soma, corps). Cette partie n’est pas indispensable à la germination et lorsqu’une fourmi trouve une graine, elle la transporte vers la fourmilière. Elle y est stockée puis, une fois l’élaïosome consommée, évacuée vers la zone où les fourmis accumulent leurs déchets. Il arrive également que la graine se détache en cours de route. Dans les deux cas, si elle n’est pas mangée et si les conditions sont réunies, la graine germera et un nouveau pied d’Hellébore poussera à bonne distance de la plante-mère.
L’Hellèbore fétide n’est pas une star de la flore jurassienne. Bien souvent elle est ignorée ou dénigrée comme une espèce dangereuse et inutile voire, outrage ultime, commune. Pour les humains, elle est toxique, ce qui est un fait avéré, et fétide, ce qui est plus subjectif mais qui est le critère qui détermine son nom et par conséquent, une grande partie de l’appréciation que nous nous en faisons. Pour de nombreux insectes, elle est une ressource très importante leur permettant de survivre aux dernières semaines d’hiver. Apprendre à la connaitre, à la comprendre, c’est apprendre à l’apprécier pour ce qu’elle est, autrement plus qu’une plante fétide et toxique. Une plante absolument à part dans notre flore. C’est là une des vertus de l’attention portée au vivant. Découvrir la complexité derrière les apparences et les idées reçues, et y trouver la beauté. Le promeneur qui sait ça ne sait rien d’essentiel, il ajoute simplement une dimension supplémentaire à ce qu’il voit, et cette dimension lui permet de se décentrer. Le temps d’une promenade, essayer d’approcher le point de vue des espèces sauvages qui vivent dans son voisinage. Ah… Ressentir le monde via les chloroplastes d’une Hellébore et s’en trouver apaisé. Merveilleux non ?
Bibliographie :
J.C. Rameau, D. Mansion, G.Dumé ; Flore Forestière Française ; Institut pour le Développement Forestier
F.Couplan, E. Styner ; Plantes sauvages, comestibles et toxiques ; Delachaux et Niestlé
Sur internet
Un grand remerciement Jean François Dumas pour le travail de compilation et le résumé des travaux de recherche sur l’Hellèbore fétide :
Les hellébores [ou ellébores], 1re partie : L'hellébore fétide ;
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